Intellectuels, artistes, artisans, vous qui travaillez à perfectionner votre valeur, vous êtes certainement déconcertés lorsque, devant l’un de vos insuccès, nous vous assurons qu’il a pour cause une erreur d’utilisation de vos facultés.
Il vous semble inadmissible que vous puissiez faire des erreurs d’utilisation sans vous en apercevoir. De plus, pressentant qu’il devrait exister entre l’ignorance et le savoir, entre l’habileté et la virtuosité, depuis la nature la plus grossière jusqu’à la plus subtile sensibilité, de nombreux échelons d’erreurs d’utilisation, vous vous demandez s’il serait vraiment possible de les dépister.
D’ailleurs, votre doute s’accentue encore, car vous ne concevez pas comment les erreurs d’utilisation des facultés humaines pourraient expliquer que certains individus voient s’élargir leur capital de possibilités d’une façon inattendue, tandis que d’autres, en dépit de leurs efforts, restent, leur vie durant, sans pouvoir réaliser aucun progrès.
Nous comprenons fort bien votre embarras, mais ne comptez pas vous en dégager si vous êtes atteints de cette terrible habitude, l’une des plaies de notre temps : juger uniquement sur les résultats.
Car si vous examinez l’un de vos échecs, celui-ci ne livre pas la nature de sa cause ; vous n’apercevez pas dans le résultat si l’échec a été déterminé par une absence de faculté ou par une erreur d’utilisation. Qu’il soit provoqué, en effet, par l’une ou par l’autre de ces deux causes, il reste échec, sans indiquer rien de plus, rien qui puisse vous orienter vers le repérage des erreurs d’utilisation.
Et pourtant, il n’est pas besoin de chercher bien loin pour vous convaincre de leur existence. Vous en rencontrez journellement, et en si grand nombre qu’ils ne réussissent même plus à attirer votre attention, tant il est vrai que l’on peut s’habituer à tenir pour normal ce qui en réalité, devrait être inadmissible.
Il vous est certainement arrivé d’entendre citer le cas d’une jeune couturière qui, malgré toute son application, ne peut réussir à manier aisément l’aiguille ; sans aucun doute, vous connaissez l’ennui de cet étudiant qui voit ses progrès retardés par le déchiffrage pénible de notes de cours trop mal écrites ; peut-être savez-vous enfin que nombre d’instrumentistes déplorent que la répétition quotidienne de gammes et d’arpèges n’évite pas à leurs doigts des erreurs graves.
Dans ces trois exemples, qui manifestent un défaut d’adresse manuelle, il y a erreur d’utilisation de la main. En effet, il s’agit bien d’une difficulté à se servir de la main pour coudre habilement ; il s’agit encore bien d’une difficulté à se servir de la main pour jouer habilement d’un instrument.
Mais, direz-vous, puisqu’il y a eu un travail régulier, des efforts répétés, en un mot un entraînement intensif, et malgré cela insuccès, c’est qu’il y a eu absence de facultés. D’ailleurs, ajouterez-vous peut-être, il existe des défauts de conformation : contracture du poignet, raideur des doigts, insuffisance de force musculaire, qui expliquent surabondamment l’échec.
Eh bien ! puisque la nécessité nous force à nous restreindre dans notre exposé, ne conservons que votre dernier argument : croyez-vous qu’il soit vraisemblable d’invoquer une insuffisance de force musculaire pour porter une minuscule aiguille, qu’il soit logique de parler d’insuffisance de force musculaire pour manier un mince porte-plume, qu’il soit possible d’en appeler à une insuffisance de force musculaire pour abaisser une légère touche de piano ?
Trop d’esprits se méprennent sur les causes réelles de l’inhabileté : on a tort de croire qu’un maladroit ne peut pas être habile par suite d’une défectuosité d’organe, de la même façon qu’un aveugle ne peut pas voir, de même qu’un sourd ne peut pas entendre.
Après avoir contrôlé et rectifié des centaines de cas, je puis affirmer qu’entre une main inhabile et une main habile, il n’existe pas la plus petite différence de structure.
Mais tandis que chez un sujet habile, le réseau compliqué des muscles manœuvre dans une organisation précise, dirigée par une commande consciente, chez l’inhabile il fonctionne dans un complet désordre.
Parmi les erreurs d’utilisation de la couturière, citons celle qui la fait serrer désespérément son aiguille, et dépenser ainsi sur ce mince objet une grande force musculaire, alors qu’elle devrait se limiter à commander une pression qui pousserait l’aiguille.
L’étudiant, lui, peut fort bien commettre la même erreur sur son stylographe, et ajouter à l’acte par lequel il serre son stylo des contractions musculaires dans le bras et l’épaule.
La fameuse crampe des écrivains n’est d’ailleurs pas autre chose qu’une erreur d’utilisation de ce genre.
Enfin le pianiste, qui doit atteindre une sorte de super-habileté manuelle, ne pêche lui aussi que par erreur d’adaptation. C’est aujourd’hui pour nous une certitude.
Sur l’aiguille sur le stylographe, sur la touche, c’est bien une pression qu’il faut amener, mais pas n’importe quelle pression. Il est indispensable de connaître et de préciser les manœuvres qui la conditionnent, pour réussir ensuite à l’entraîner.
En résumé, vous pouvez dans ces trois cas, conclure que l’insuffisance de force musculaire résulte d’une absence de facultés. Si l’on n’est pas encore d’accord sur de semblables problèmes, c’est que la pédagogie est vraiment en retard pour analyser les actes des facultés humaines. Ceci explique que beaucoup de pédagogues ignorent encore que le bras des maladroits tout autant que celui des habiles a la possibiité d’accomplir un nombre incroyable de mouvements.
Le segment placé entre l’épaule et le coude, par exemple, peut se diriger vers le haut, vers le bas, aller en avant, en arrière, à droite, à gauche, et tourner sur lu-même, ce qui fait déjà sept mouvements simples.
Si nous remarquons que ces mouvements peuvent s’associer : à droite en haut, à droite en bas, à droite en avant, à droite en arrière, que chacun de ces sept mouvements simples peut faire l’objet d’une combinaison analogue, si nous ajoutons que les mouvements propres du haut du bras peuvent se coordonner avec les mouvements particuliers de l’avant-bras, si nous entrevoyons enfin la simultanéité possible des mouvements propres de la main et de ceux des doigts, nous nous voyons pénétrer dans une immense complexité.
Or, insistons sur ce point, ces gestes multiples sont vraiment réalisables et le bras d’un maladroit a la possibilité de les accomplir tous.
Peut-on conserver maintenant cette opinion que le non-doué échoue parce qu’il est dépourvu de moyens ? Non certes, c’est bien plutôt parce qu’il est comblé de possibilités que, devant tous les mouvements qu’il lui est possible de faire réaliser à son merveilleux réseau de muscles, il se trouve terriblement embarrassé, si embarrassé même qu’il commande au hasard, en prend l’habitude, embrouille les sensations de tous ces subtils mécanismes, cristallisant ainsi sa maladresse.
Dans la complexité de nos facultés, que de richesses sont à notre portée pendant que, sans même apercevoir ce trésor, nous nous lamentons comme de pauvres gueux !
Chers non-doués, vous qui vous résignez non sans quelque tristesse, reprenez courage, songez maintenant que si les privilégiés ont réussi là où vous avez échoué, il était aussi normal pour eux de bien choisir dans une complexité une possibilité qui s’y trouvait que pour vous de ne pas utiliser cette possibilité puisqu’elle était enfouie parmi tant d’autres.
Les erreurs d’utilisation existent en grand nombre chez tous les individus ; chez les uns, elles apparaissent sur le plan de la pensée ; chez d’autres, elles se manifestent sur le plan affectif ; chez d’autres enfin, elles se remarquent, comme nous l’avons vu, sur le plan physiologique.
Il faut bien se pénétrer de cette vérité capitale : l’éducateur ne sera vraiment à la hauteur de sa tâche que le jour où il connaîtra toutes les erreurs d’utilisation sans en excepter une seule ; qu’il s’initie donc à cette pédagogie d’analyse des actes, c’est à cette condition seulement qu’il deviendra capable d’accomplir sa sublime mission.
La Vie Claire, n°225 – Janvier 1967
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